
C’était une belle journée ensoleillée, quelque part dans la Vallée de Saas. Je me promenais nez au vent lorsque je vis un magnifique chalet ancien, dont les multiples petits balcons croulaient sous les fleurs. Une femme âgée était penchée à une des fenêtres avec un petit arrosoir. Je me surpris à l’envier. Là, tout de suite, je voulais prendre sa place, et vivre dans cet endroit.
Plus loin, alors que la fraîcheur commençait à tomber, j’y pensais encore. Le chemin escaladait la montagne en direction de la forêt. Par endroits la pluie avait raviné ma route, ailleurs de grosses racines humides fuyaient sous mes pas, mais malgré tout, je progressais vite, attirée par une promesse indéfinissable.
Mes oreilles se mirent à bourdonner, et j’eus l’impression d’être suivie. Je me retournai brusquement, un peu anxieuse. Un pas lourd se rapprochait en effet, faisant frémir les feuilles des arbres et rouler les pierres du chemin. Un cerf, un sanglier ? Au tournant de la route, je la vis alors… Une drôle de bête, énorme, avec un corps massif et une longue tête fine. Elle n’avait pas l’air agressive, mais j’étais terrorisée. On m’avait parlé la veille au soir dans un troquet de Saas-Almagell de la bête qui vivait dans la région. Une légende, bien évidemment… qui se trouvait maintenant en travers de mon chemin.
A son cou pendait un étrange collier, une lanière de cuir enserrant en 3 boucles un petit coeur palpitant. La bête se mit à fulminer, furieuse d’être dérangée. Ses grosses pattes se mirent à battre le sol, et je compris qu’elle se préparait à charger. On m’avait toujours dit de ne pas fuir devant un chien ou un ours, afin de ne pas me comporter comme une proie. Facile à dire face au monstre de la Vallée de Saas ! Je restai immobile pourtant, prête à bondir sur le côté lorsqu’elle m’atteindrait. C’est exactement ce que je fis juste avant le contact, mon corps réagissant d’instinct. Au passage, mon bras se tendit, saisit le collier et l’arracha du cou de la bête.
Aussitôt, et à ma grande surprise, le monstre se figea, transformé en pleine course en statue de bois. J’allais m’enfuir, ne sachant pas combien de temps durerait cet étrange sortilège salvateur, quand j’entendis une voix caverneuse sortant de la statue. Elle me suppliait de lui rendre son coeur, et en échange elle me promettait de réaliser le dernier voeu que mon esprit avait formulé avant notre improbable rencontre. Mais je devais me décider vite, avant que le soleil ne se couche.
Je me souvins du chalet fleuri, la-bas dans la vallée, au bord du bisse. Un coeur contre un chalet, cela semblait une bonne affaire ! Je me pris à rêver, à m’imaginer en train d’arroser toutes les fleurs des balcons, de m’occuper du potager, de regarder le soleil se coucher depuis le jardin… Je rêvassais tant et bien que je ne vis pas les derniers rayons quitter la forêt. Je n’avais même plus fait attention à la voix qui me suppliait encore.
La forêt était maintenant sombre. Dans ma main, le coeur avait cessé de battre et s’était transformé en un petit caillou gris. Je le fis bouger entre mes doigts, et la lanière de cuir tomba soudain en poussière, laissant 3 marques blanches sur la surface lisse. J’avais trop rêvé, trop imaginé, trop attendu… Je déposai le caillou bien en vue sur le chemin, et repris tristement ma route dans la forêt sombre, guidée par les lointaines lumières du village.
Je n’osai pas me retourner, mais j’entendis dans mon dos un raclement, comme le bruit d’un caillou se déplaçant sur le sol, puis un râle, un grognement, puis enfin un pas lourd s’éloignant. Il n’était peut-être pas trop tard, finalement. Si un jour on m’offre un chalet à Saas-Almagell, je vous inviterai à venir y regarder le soleil se coucher. Et si vous entendez un grognement, au loin, dans la forêt, vous saurez alors que cette histoire est toute la vérité.